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en mémoire de la Marquise

Année 1816.
Esprit très cultivé, admirateur inconditionnel de Madame de Sévigné, l'Abbé MARTINEL, providentiellement nommé à Grignan, savait certes les bruits qui avaient couru au sujet de la violation de la sépulture de la Marquise à la Révolution, et l'odieuse accusation qui planait sur la population grignanaise. Mais, habilement circonvenu par quelques paroissiens notables qui avaient le plus grand intérêt à faire le silence sur une profanation où eux-mêmes ou leurs proches avaient participé une vingtaine d'années plus tôt, le bon Abbé MARTINEL se laissa convaincre à l'inanité d'une telle accusation. N'aurait-on pas fait courir le bruit que la Marquise était morte de la petite vérole pour que la crainte d'une contagion soit le meilleur garant d'un respect de la sépulture ? Toujours est-il qu'il en arriva à se persuader que la violation de 1793 pour la récupération du plomb des cerceuils ne s'était exercée que sur le caveau des anciens seigneurs de Grignan, et non sur la fosse séparée où avait été déposée Madame de Sévigné dont la dépouille mortelle demeurait ainsi intacte.






Ardemment désireux de laver ses ouailles de ce qu'il considérait maintenant comme une infâme calomnie, il s'était efforcé, dès l'année 1815, dans une longue épître adressée au duc de Wellington lui-même, ce généralissime des armées alliées qui étaient venues à bout de Napoléon, de prouver la fausseté des susdites allégations.
Ne reculant décidément devant rien, l'abbé MARTINEL, pour frapper vivement les esprits non seulement à Grignan et dans les contrées voisines, mais encore dans les milieux cultivés de la France entière et même de l'Europe, organisait en l'ancienne collégiale Saint-Sauveur une cérémonie grandiose censée constituer "la plus grande apothéose à celle dont la gloire littéraire était à jamais consacrée par la postérité".

Dès la veille, une proclamation, affichée dans toute la région à dix lieues à la ronde, faisait connaître avec le programme, le but de la fête qui était la glorification de la divine marquise. Le manifeste affirmait la présence dans le sanctuaire grignanais des restes vénérés de Madame de Sévigné.
Le lendemain dimanche, Saint-Sauveur revêtait une magnificience, un éclat incomparables. Le maître-autel resplendissait de la lumière d'une profusion de cierges avivant les ors du majestueux rétable, mettant en puissant relief le grandiose tableau central où rayonne la divine figure du nazaréen transfiguré, qu'encadrent les prophètes Moïse et Elie avec, en adoration à leurs pieds, les deux disciples en extase devant la sublîme apparition.
Au milieu du choeur s'élevait un immense catafalque en forme de pyramide au somptueux décor, que surmontait une imposante statue symbolisant la Renommée aux cent bouches. Cent flambeaux éclairaient le canotaphe, projetant leur douce lumière sur un superbe portrait de Madame de Sévigné, voilé de crêpe, qui occupait la partie centrale du prodigieux monument. Çà et là, se détachaient d'élégants cartouches où de délicates inscriptions proclamaient les vertus et les hauts mérites de la femme de génie à l'honneur.
À l'arrière-plan, dans la partie gauche de l'abside, tout juste au-dessus de la dalle de marbre recouvrant l'entrée du caveau des ADHÉMAR, une curieuse grotte en rocaille avait été réalisée à l'imitation de Rochecourbière. Elle abritait un petit autel décoré des armoiries des Sévigné. Une stèle drapée de noir la surmontait, dont le chapiteau supportait un Génie aux ailes déployées en tenant dans sa main droite levée une élégante missive où se lisaient en lettres d'or ces mots :"Elle vole à l'immortalité !".En avant de la grotte, sur un carreau de velours, s'étalait un bâton de maréchal de France aux armes des du Muy, portant gravé ce rappel :"C'est lui qui, le premier, a honoré ma tombe."
L'église était archicomble. Dans le choeur, aux places d'honneur dans la partie centrale, avaient pris place les membres du clergé de tout le canton, les magistrats et notables du pays et du voisinage, en costumes de fête. Les dames de l'aristocratie et de la bourgeoisie, vêtues de noir, aux premières places, et en arrière, la foule des femme du peuple emplissaient la vaste nef, et dans le fond, au dessus du tambour, la tribune regorgeait de paysans et artisans du pays de Grignan.
Au maître-autel étincelant de lumières, l'archiprêtre MARTINEL célébrait la messe en grande pompe avec diacre et sous-diacre, tandis que retentissaient les chants liturgiques des clercs et de la confrérie des pénitents blancs rangés dans les stalles latérales du choeur, soutenus par la voix puissante et harmonieuse des vieilles orgues.

C'est dans le plus impressionnant receuillement qu'après l'évangile, l'abbé MARTINEL gagna la vieille chaire canonicale et prononça d'une voix pathétique l'éloquent panégyrique de Madame de Sévigné. La péroraison s'acheva par l'invite faite à l'assistance de communier ensemble dans l'amour et le respectueux hommage de gratitude due à la noble dame qui, dans ses lettres admirables, avait si poétiquement fait connaître Grignan et les charmes enclos dans sa contrée, et célébrer avec enthousiasme le magnifique château qui le diadème si superbement."L'ombre de la Marquise -disait l'orateur- plane maintenant sur les glorieux débris de l'opulent castel de jadis, et les dépuilles de la femme illustre reposent toujours en notre vénérable église Saint-Sauveur où elle vint souventes fois se receuillir et prier."

 

Quarante ans plus tard, le savant abbé NADAL, un grignanais bien au courant des scènes sacrilèges de 1793, en évoquant cette prétendue fête de réhabilitation et tout en rendant un hommage admiratif au curé MARTINEL, ne pourra s'empêcher de s'écrier : "Douce illusion, qu'il serait peut-être cruel de blâmer..."

(Extraite d'une étude du grignanais Marius GILLES sur "l'ancienne Collégiale Saint-Sauveur" qui ne cite malheureusement pas ses sources.


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